
Hériter des brumes, c’est l’histoire d’une troupe de théâtre, composée d’acteurices et d’auteurices d’aujourd’hui, qui tentent de reconstituer l’aventure du Théâtre du Peuple, cent trente ans après sa création.
C’est un feuilleton théâtral, en 6 épisodes, écrit par Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi. C’est une quête pour essayer de comprendre ce qu’est une utopie et ce que peut l’utopie, pour nous, aujourd’hui. Il y a dedans beaucoup d’amitiés et de passions, des fantômes, deux guerres mondiales, le village de Bussang, des histoires d’amour, des histoires de famille, d’innombrables crises, d’innombrables réconciliations, des arbres, des paysages... et des spectacles, beaucoup de spectacles.
Le texte, né de la commande de Julie Delille, sera joué par huit acteurices, dans une distribution mêlant professionnel·les et amateurices. Comme un point de rencontre, de réunion, entre l’héritage et le présent. Il a été écrit spécialement pour les 130 ans du Théâtre du Peuple, qui culmine en un Jubilé pendant la saison d’été 2025.
Les 6 épisodes retracent donc les vies du Théâtre du Peuple, mais aussi des questionnements bien contemporains sur les utopies que nous pouvons nous permettre de suivre. Les épisodes se nomment comme suit :
La création du spectacle sera une expérience que nous espérons aussi singulière que ce lieu qui nous accueille : un théâtre qui ne cherche pas à mettre son paysage au-dehors, à en faire un décor mais qui se mêle à lui, qui retrouve sa place : un élément du grand tout. Pour que des frissons anciens se mêlent aux énergies nouvelles, il ne nous reste qu’à jubiler ensemble !

EPISODE 1. NAÎTRE
On entend un grognement. Maurice Pottecher frappe à nouveau, plusieurs fois. Enfin, Mounet-Sully ouvre la porte. Il est en robe de chambre et chaussons roses, mal démaquillé de la veille.
MOUNET-SULLY : Qu'est-ce que vous me voulez ?
MAURICE POTTECHER : Oh, excusez-moi, je ne pensais pas vous
réveiller à cette heure.
MOUNET-SULLY : Quelle heure est-il donc ?
MAURICE POTTECHER : Onze heures Monsieur, et le soleil est déjà
haut dans le ciel.
MOUNET-SULLY : Vous êtes qui ?
MAURICE POTTECHER : Ah, la bonne plaisanterie ! Je voulais vous reparler de ma pièce, je pensais faire de menus ajustements et...
MOUNET-SULLY : Écoutez, je ne vous connais pas et n'ai aucune idée de votre pièce.
MAURICE POTTECHER : Comment ? Mounet-Sully tourne les talons. Mais nous avons lu ma pièce ensemble, Amys et Amyle, chez les Daudet, pas plus tard qu'hier, vous avez parlé de char à bœuf, vous...
MOUNET-SULLY faisant à nouveau volte-face : Mon petit, je n'en ai aucun souvenir, alors foutez-moi la paix, revenez dans un mois, dans trois, ou jamais !
MAURICE POTTECHER : Mais, Monsieur, vous me faites passer pour un fou, pour un imposteur...
Du temps. Maurice reste seul sur le plateau.
MAURICE POTTECHER : Je déteste ces pavés, ce fleuve, cette ville. Ces bâtiments sublimes élevés à la gloire des vainqueurs ! La gloire est toujours conquise aux dépens des autres. C'est elle qui écrit l'histoire. Et moi ? Moi ? Comme tous les vaincus il ne me reste qu'à sombrer dans l'oubli. Bussang me manque. Le silence des brumes. L'odeur de la forêt.
Même la pluie me manque. Silence. Papa, j'ai échoué. Je suis fatigué. J'abandonne. Je suis un mauvais auteur, papa. Voilà la vérité. Ils ne me veulent pas à Paris, ils ne veulent pas de
moi, ce que j'ai à offrir, ça ne les intéresse pas. Ils ne croient en rien. Papa, si toi et mes amis d'enfance, et les gens du village, vous veniez ici, ils se moqueraient de vous, tu m'entends ? Toutes les valeurs que tu incarnes si fort, que je trouve sublimes, ici elles sont tournées en dérision et ça me déchire le cœur papa. Et ils se moqueraient aussi de cette phrase, car ici, avoir un cœur c'est être fragile. Je déteste ma naïveté. Et c'est peut-être comme ça qu'ils gagnent, en malmenant les cœurs purs qui à leur tour deviennent amers et à leur tour marchent sur les autres - puisqu'il semble que ce soit le seul moyen de soulager sa propre douleur. J'ai peur de ce que je peux devenir papa.
Et le temps fait ce qu'il fait de mieux : il passe.
EPISODE 2 - GRANDIR.
JEAN POTTECHER: Regarde, Pierre. Le fond de vallée se couvre. Le soleil paresseux change de couleur sur le toit des maisons. Les Vosgiens se couchent tôt. Nous, nous marchons encore. Les arbres nous bouchaient la vue jusqu’à maintenant et à chaque fois qu’on s’enfonçait dans la forêt, j’avais peur de me perdre, mais j’étais heureux que tu marches avec moi, Pierre, enfin tranquilles, là, et les arbres qui eux savent murmurer pour nous donner la paix. Il y a tellement de monde qui passe tous les jours au théâtre en été. Le monde des hommes est bruyant. Le fond de vallée n’est pas habitué. Le fond de vallée ne demande qu’une chose, j’ai l’impression. Qu’on l’aime en silence, mais qu’on l’aime tout de même. Je t’aime, fond de vallée, que la brume console !